VI
Durant près d’une heure encore, après avoir échappé à la charge furieuse des éléphants, Bob Morane, M’Booli et Longo avaient cheminé à travers les matété, redoutant à tout instant de faire à nouveau une mauvaise rencontre. Il n’en fut rien et ce fut sans autre mal que la peur de tout à l’heure qu’ils franchirent la zone de hautes herbes pour retrouver la forêt dense, avec ses hauts arbres aux troncs lisses et droits comme les colonnes de quelque temple vertigineux et dont le feuillage laissait à peine filtrer la lumière, ses taillis touffus qui empêchaient de voir à plus d’un mètre devant soi et à travers lesquels on ne pouvait progresser qu’à coups de sabres de brousse ou en suivant de capricieuses sentes, presque invisibles, pratiquées par les animaux.
Les trois hommes marchaient donc depuis une nouvelle heure environ, quand Morane s’immobilisa, repris par son incertitude.
— Nous ne pouvons continuer ainsi, dit-il. Les Batouas ne se manifestent toujours pas et peut-être serait-il dangereux de nous éloigner davantage du safari.
M’Booli haussa à nouveau ses lourdes épaules.
— Les porteurs sont sûrs, Bwana Bob, fit-il. Ils ont souvent travaillé pour Bwana Al, et il a pleine confiance en eux. M’Booli aussi. Ils sont armés et ont des vivres. Ils nous attendront.
Morane demeura un instant à peser le pour et le contre. Son impatience reprit cependant à nouveau le dessus. Il devait à tout prix entrer en contact avec les pygmées. Rejoindre le safari sans y être parvenu aurait présenté une perte de temps considérable.
— Continuons, dit-il. À intervalles réguliers, Longo poussera des appels afin d’attirer l’attention des Batouas.
Le Bamzirih eut son horrible sourire.
— Pas besoin d’appeler les Batouas, dit-il. Eux nous trouveront bien. Mais si Bwana Bob veut, Longo criera.
Ils reprirent leur marche. De temps à autre, Longo lançait un long appel en langage batoua, appel qui allait en se perdant sous la voûte des arbres, sans obtenir d’échos. Le sol montait sans cesse, par paliers. Parfois, sur la gauche, une large trouée dans la végétation, trouée béant sur un précipice, découvrait un paysage grandiose. Les volcans s’érigeaient en gradins grisâtres, presque à portée de la main eut-on dit, gigantesque amoncellement de laves et de scories qui masquaient le ciel. Avec, au-dessus de tout, la masse imposante du Mont Rorongo couronnée de neige. Ensuite, le rideau de la jungle retombait sur le spectacle, et il fallait reprendre la marche tâtonnante, presque aveugle.
Tout à coup, Longo, qui continuait à marcher en tête, s’arrêta au pied d’un magnifique Parinarium, aux branches couvertes de fruits allongés, épais à peu près comme des œufs de pigeon. Du doigt, le chasseur bamzirih désigna une série de couches grossières, faites de branchages et de feuilles entassés à la base du tronc.
— Là, N’Gagui dormir, dit-il simplement.
Une famille de gorilles devait en effet avoir dormi en cet endroit au cours de la nuit précédente, comme en témoignaient les laissées encore fraîches souillant les couches. Cette découverte emplit Morane d’un courage nouveau. Il ne doutait plus à présent se trouver en plein pays des gorilles, là où errait le redoutable Niabongha, dont il avait déjà découvert l’effigie en contrebas de la grande forêt de montagne à travers laquelle ses compagnons et lui erraient à présent.
Les trois voyageurs reprirent leur chemin en redoublant d’attention à cause de la proximité des grands anthropoïdes dont les vieux mâles pouvaient se révéler dangereux. Tout à coup, Longo s’immobilisa, l’inquiétude peinte sur son visage déchiré.
— Hommes, dit-il finalement. Hommes autour de nous.
— Les Batouas ? interrogea Morane. Longo haussa les épaules en signe d’ignorance.
— Pas savoir, fit-il. Pas savoir. S’étendant à plat ventre, il colla son oreille au sol et demeura un long moment silencieux. Finalement, il se releva.
— Non, dit-il encore, pas Batouas. Hommes qui marchent là beaucoup plus lourds que Batouas.
— Des gorilles peut-être… Le Bamzirih secoua la tête.
— Non, pas gorilles. Hommes. Morane connaissait assez l’acuité des sens de ces enfants de la nature sauvage pour douter un seul instant des paroles de Longo.
— Si ce ne sont pas des Batouas, ni des gorilles, demanda-t-il encore, de qui peut-il bien s’agir ?
À nouveau, Longo eut un signe d’ignorance.
— Pas savoir, répéta-t-il. Pas savoir.
M’Booli semblait avoir fait les mêmes constatations que le Bamzirih, car il demeurait silencieux, le visage attentif, le doigt sur la détente de sa carabine. Au bout d’un moment, il se tourna vers Morane et dit simplement :
— Mauvais, Bwana Bob, mauvais.
Morane ne répondit pas. Il demeurait lui aussi aux aguets. Pourtant en dépit de sa grande habitude de la jungle, ses sens émoussés d’Européen ne lui permettaient de rien discerner. De la main gauche, il repoussa son feutre dans sa nuque et essuya la sueur qui, coulant de son front, commençait à franchir la barrière des sourcils. Les mains crispées sur le bois de son arme, il tenta de distinguer à nouveau quelque chose à travers l’épais rideau de végétation. En vain. Et, tout à coup, ce rideau s’écarta en de nombreux endroits, livrant passage à une trentaine de Noirs aux visages peints. Ils étaient vêtus de peaux de léopards et, à l’abri derrière leurs lourds boucliers de bois, pointaient de longues sagaies vers les trois voyageurs.
— Les Azantis ! murmura M’Booli avec effarement.
Morane avait, lui aussi, reconnu des membres de la redoutable tribu de pillards, terreur du Centre-Afrique, et il se demandait ce que ces Azantis venaient faire là, à des dizaines de kilomètres de distance des frontières de leur terrain de chasse.
— Surtout, ne tirez pas, avait commandé Bob à l’adresse de ses compagnons.
Les Azantis demeuraient immobiles, leurs visages rendus plus farouches encore par la peinture qui y dessinait de capricieuses arabesques rouges, blanches et bleues. Ils continuaient à pointer leurs sagaies à larges fers dans la direction de Bob, de M’Booli et de Longo, mais sans faire mine cependant de les lancer.
— Surtout, ne tirez pas, recommanda encore Morane à haute voix. Peut-être y a-t-il moyen de s’entendre avec eux.
— Non, dit M’Booli. Pas moyen de s’entendre avec Azantis.
C’est alors que quelqu’un, qui devait se trouver derrière ces Azantis, parla, en un français parfait. Quelqu’un dont la voix parut familière à Morane.
— C’est exact, il n’y a pas moyen de s’entendre…
Il y eut un bruissement de feuillages remués. Les Azantis s’écartèrent pour livrer passage à quatre hommes blancs, dans lesquels Morane et M’Booli reconnurent aussitôt Gaétan d’Orfraix, que suivaient tout naturellement Simon Steward, Rock Marcy et Hudson Cary.
*
* *
L’apparition des quatre complices, entourés par les pillards azantis, avait momentanément plongé Morane et M’Booli dans la plus intense des stupéfactions. Stupéfaction à laquelle, bien entendu, Longo, qui n’avait pas assisté à la rencontre sur la rivière, ne participait pas.
Le désarroi, tout relatif d’ailleurs, dans lequel se trouvait Bob, n’avait pas échappé à d’Orfraix, qui s’approcha en ricanant :
— Surpris de me revoir, n’est-ce pas, commandant Morane ? Vous croyiez m’avoir définitivement écarté de votre route en m’obligeant à regagner Walobo. Pourtant, vous vous trompiez, car la chance m’a servi. Immédiatement après que vous nous ayez abandonnés avec une seule pirogue, nous avons rencontré un parti Azantis en route pour accomplir un raid de pillage. En toute autre circonstance, une telle rencontre aurait pu nous coûter la vie, car les Azantis n’ont guère l’habitude de jouer les enfants de chœur. Heureusement, Simon, Rock et Hudson avaient déjà, il n’y a pas bien longtemps, fait de petites… affaires avec ces Azantis. Ils n’eurent aucune peine à se faire reconnaître d’eux. Il nous suffit de leur promettre une grosse récompense pour nous assurer leur collaboration. Grâce à ce nouveau personnel, il nous fut aisé de nous lancer sur vos traces, pour vous suivre à distance respectueuse, sans nous faire repérer. Nous vous avons vus tous trois abandonner le gros de votre troupe, et nous vous avons rejoints. À présent que vous êtes en mon pouvoir, commandant Morane, mon premier soin va être de vous mettre définitivement hors d’état de me nuire, tout en me vengeant du mauvais tour que vous avez voulu me jouer. Ensuite, je pourrai à mon aise conquérir la dépouille de Niabongha.
Morane, tout comme M’Booli et Longo, avait gardé sa carabine à la main. Il se demanda s’il ne devait pas la décharger à bout portant sur son compatriote. Il comprit cependant qu’agir de cette façon aurait été hâter sa fin et celle de ses compagnons, car ils seraient alors abattus sur place par les Azantis. Mieux valait donc attendre la suite des événements et avoir foi en la chance.
Gaétan d’Orfraix avait jeté un ordre en désignant Morane et les deux Noirs, ordre qui fut aussitôt exécuté :
— Désarmez-les !
Steward, Rock Marcy, Hudson Cary et plusieurs Azantis, s’approchant des prisonniers, les dépouillèrent de leurs armes. D’Orfraix désigna ensuite Morane, pour dire encore :
— Immobilisez-le !
Par-derrière, Simon Steward et Rock Marcy saisirent Bob, lui tenant les bras et l’empêchant de faire le moindre mouvement. Alors, Gaétan d’Orfraix s’approcha tout près, un mauvais sourire sur ses lèvres minces.
— Voilà venu le moment, commandant Morane, fit-il d’une voix sifflante, de régler enfin nos comptes.
Brusquement, le poing droit du chasseur se détendit et frappa Morane à la bouche. Plus que la douleur, ce fut le goût âcre du sang coulant de ses lèvres fendues que Bob perçut. Empoigné par une fureur qui lui faisait perdre toute prudence, il lança soudain le pied en avant, atteignant du talon d’Orfraix en plein visage. Le triste personnage tomba en arrière, demeura un instant sur le sol en gémissant de douleur, crachant le sang jaillissant à flots de ses lèvres écrasées, tandis que de son nez tuméfié coulaient deux ruisseaux rouges.
Péniblement, le chasseur se releva. Une haine homicide faisait briller ses yeux. D’un revers de la main, il essuya le sang coulant le long de son menton pour, brusquement, se précipiter sur Morane, toujours solidement tenu par Steward et Marcy, et se mettre à le frapper à coups de poings. Se débattant comme un beau diable, Bob tenta d’échapper à l’étreinte de ses ennemis, mais Steward et Marc étaient vigoureux, et il n’y put parvenir. Finalement, ivre de coups, il ne résista plus que faiblement, et une violente droit à l’estomac le mit définitivement hors de combat. M’Booli et Longo avaient bien essayé de se précipiter à son secours, mais les Azantis les avaient entourés, collant la pointe de leur sagaie à leurs torses nus et les obligeant à une immobilité totale sous peine d’être transpercés au moindre mouvement.
Quand Bob, le visage marqué d’ecchymoses, eut cessé de résister, d’Orfraix recula de quelques pas, pour savourer son triomphe. Les mains sur les hanches il se mit à rire en regardant son ennemi, inerte entre les bras de Steward et de Marcy.
— Lâchez-le, commanda-t-il.
Bien que très faible, Bob aurait pu tenir encore debout. Il préféra feindre l’évanouissement. Quand les deux forbans relâchèrent leur étreinte, il se laissa tombe d’une pièce en avant, la face contre terre.
Le rire féroce de Gaétan d’Orfraix éclat encore. Il s’approcha à nouveau de son ennemi et se mit à le bourrer de coups de pieds. Se sentant trop faible pour résister, Morane préféra demeurer passif, songeant qu’en certaines circonstances la ruse pouvait se révéler bien plus efficace que la violence. Un proverbe dit en effet qu’il faut se méfier des eaux dormantes et, pour l’instant, Morane préférait justement jouer à l’eau dormante. Une eau dormante dont, peut-être, Gaétan d’Orfraix négligerait de se méfier.
Ayant assouvi sa vindicte, d’Orfraix, désignant tour à tour un groupe d’arbres poussant un peu à l’écart, puis les trois prisonniers, commanda à nouveau :
— Attachez-les !
Il fallut porter Morane, qui feignait toujours l’évanouissement, et il se laissa ficeler sans la moindre résistance apparente.
Quand les captifs furent ligotés à trois des troncs, d’Orfraix réunit son monde. C’est ce moment que Morane choisit pour relever la tête et ouvrir les yeux. D’Orfraix s’en aperçut aussitôt.
— Ravi de voir que vous avez repris conscience, commandant Morane, dit-il. J’aurais regretté toute mon existence que vous ne soyez pas en état d’apprécier le sort choisi que je vous réserve. Naturellement, je pourrais vous tuer tout de suite, à coups de carabine, mais ce serait là une mort trop douce à mon goût. Je préfère vous réserver la lente agonie de l’attente.
Se tournant vers Simon Steward, qui se tenait à ses côtés, d’Orfraix lui glissa quelques mots à voix basse. Aussitôt, Steward s’adressa aux Azantis dans leur langue et deux guerriers, joignant leurs mains en porte-voix autour de leurs bouches, se mirent à pousser de longues plaintes qui, commençant par un grondement sourd, se terminaient par une sorte de miaulement longuement modulé.
Durant dix minutes environ, les deux Azantis s’acharnèrent à pousser des cris semblables à intervalles plus ou moins réguliers. Ensuite, sur un ordre de Steward, ils ramassèrent leurs armes et toute la troupe se dirigea vers la forêt. Seul, Gaétan d’Orfraix demeura auprès de Morane, de M’Booli et de Longo. Longuement, il considéra son compatriote, un sourire cruel peint sur ses traits portant encore les marques de la ruade reçue tout à l’heure.
— Je pense, commandant Morane, dit-il enfin, que le moment de nous quitter est venu. Comme je ne crois ni à l’enfer, ni au paradis, je ne pense pas que nous nous reverrons jamais. Naturellement, je suis au regret de devoir vous abandonner. Mais rassurez-vous, vous ne resterez pas longtemps seuls, vos compagnons et vous. Vous ne tarderez pas à avoir de la compagnie, et il est fort probable qu’alors vous regretterez la solitude… Ah ! Ah ! Ah ! Ah !
Continuant à rire aux éclats, d’Orfraix rejoignit ses complices et, bientôt, tous, hommes blancs et Azantis, disparurent entre les arbres. Durant quelques minutes, on perçut le bruit de leurs pas faisant craquer les branchages. Ensuite ce fut le silence. Un silence qui ne tarda pas à être troublé par un cri, puis un autre, venant du cœur de la forêt, et qui ressemblaient à ceux poussés tout à l’heure par les deux Azantis.
Ce cri, Morane, M’Booli et Longo le connaissaient bien. C’était celui du léopard.